Conseiller d’État, professeur associé de droit public au CNAM, ancien directeur de l’ENA, maire honoraire de Vincennes, Patrick GÉRARD est auteur de L’administration de l’État, dont la 5e édition vient de paraître. Il a accepté de répondre aux questions d’Edile.
Edile : En tant qu’ancien directeur de l’ENA, pensez-vous que les diverses réformes de l’administration ont contribué à rapprocher l’Etat de ses administrés ?
Patrick GÉRARD : Si on regarde l’évolution sur un demi-siècle, la réponse est très clairement : oui. Il y a cinquante ans, l’administration fonctionnait comme une boîte noire, sans aucun compte à rendre aux administrés. Elle pouvait refuser de communiquer tous ses documents, ne pas répondre à une question, constituer des fichiers sans aucune limite, prendre une décision négative sans la justifier… Alain Peyrefitte, dans Le mal français, observait que nos concitoyens étaient alors « passivement soumis à leur administration ».
Il serait difficile de redire cela aujourd’hui : la communication des documents administratifs est un droit, les refus d’autorisation administrative doivent être motivés, l’administré et le contribuable ont « droit à l’erreur », l’accès au droit est gratuit sur Legifrance, le droit de participation aux décisions concernant l’environnement a été constitutionnalisé, la possibilité d’un recours en référé pour faire cesser immédiatement l’application d’une décision ou protéger une liberté a été utilisée 48 432 fois en 2021 devant les juridictions administratives, le Défenseur des droits a reçu 115 000 réclamations la même année, la CNIL fait respecter par les responsables de traitements informatiques les libertés individuelles, un administré peut avoir le statut de « lanceur d’alerte », un Code des relations entre le public et l’administration a été publié en 2015, les juridictions administratives et judiciaires doivent publier leurs décisions en open data, et même, depuis la réforme constitutionnelle de 2008, un justiciable peut demander qu’une disposition d’une loi votée par le Parlement soit déclarée inconstitutionnelle. De leur côté, les administrations font davantage attention à la vie des administrés : le paiement de l’impôt à la source, les téléservices, la participation aux grands débats sur des projets d’aménagement, facilitent la vie de tous.
Le Code de l’environnement comptait 100 000 mots en 2002, il en compte plus d’un million aujourd’hui.
Pour autant, tout n’est pas parfait. Je crois que trois questions doivent être vraiment traitées. D’abord, l’excès de normes, qui n’est pas le fait de la seule administration, mais qui est aussi celui de gouvernements successifs qui répondent à chaque événement par un texte, ou de citoyens passionnés par l’égalité qui pensent que des normes nouvelles imposant l’uniformité créeront plus de justice : le Code de l’environnement comptait 100 000 mots en 2002, il en compte plus d’un million aujourd’hui. Ensuite, les conséquences de la transition numérique, qui risque de mettre à l’écart celles et ceux, notamment les plus âgés, qui ne peuvent ni ne savent utiliser la communication digitale. Enfin, la centralisation des décideurs sur Paris et maintenant aussi sur les métropoles, qui doit être équilibrée par une vraie politique de retour des services publics dans les territoires ruraux.
Edile : Vous avez exercé plusieurs mandats locaux de 1983 à 2002 (conseiller municipal de Nancy, conseiller régional d’Ile-de-France, maire de Vincennes) avant de retourner dans l’administration et de réintégrer le Conseil d’Etat. Comment percevez-vous l’évolution des rapports entre l’Etat et les collectivités territoriales ces dernières années ?
P.G. : J’ai quitté tout mandat local, il y a vingt ans, mais je suis frappé de constater que deux questions qui étaient déjà fortes à l’époque reviennent toujours : les compétences et les ressources. Si elles reviennent, c’est qu’elles ne sont pas bien réglées. Et si elles ne sont pas bien réglées, c’est parce qu’il y a un esprit qui est permanent : je crois qu’au fond, sans se le dire, chacun se méfie de l’autre. Malgré cela, il est indéniable que les grandes collectivités territoriales sont devenues beaucoup plus fortes, en particulier les régions, les départements et les métropoles. L’Etat a admis que les statuts particuliers se multiplient : Métropole de Lyon, Corse, Collectivité européenne d’Alsace, sans compter la diversité des statuts des collectivités d’outre-mer. La fonction publique territoriale s’est nettement professionnalisée, avec des cadres supérieurs de très grande qualité. Vraiment, c’est sur le dialogue et la confiance qu’il faut faire porter l’effort. Les uns et les autres, pendant la crise du Covid, ont vu qu’il était vital et plus efficace de travailler ensemble. Le CNEN [Conseil national d’évaluation des normes, NDLR] est l’une de ces structures utiles où l’on s’explique et on dialogue. Peut-être que l’interdiction du cumul des mandats, qui pouvait paraître une idée séduisante, a contribué aussi à affadir ce dialogue : un député-maire ou un sénateur-président de conseil départemental était à la fois un législateur de l’Etat et une autorité territoriale ; il était bien placé pour être au cœur de ces relations.
La fonction publique territoriale s’est nettement professionnalisée, avec des cadres supérieurs de très grande qualité.
Edile : Quel est votre meilleur souvenir en tant que maire ? Que conservez-vous aujourd’hui de l’expérience de votre mandat d’édile ?
P.G. : Le maire a d’abord la fonction de gérer sa commune, en lien avec son conseil et en bonne harmonie avec son administration. Cette tâche est prenante, mais elle n’est pas la plus difficile. Il a une deuxième fonction, qui n’est pas dans les textes mais qui est dans la tête de ses administrés : il doit les aider, notamment s’ils ont des difficultés avec des administrations locales ou des organismes d’Etat. Parfois, on vient vous voir pour des problèmes insolubles, parfois pour des problèmes qui n’en sont pas. Ce qui est le plus gratifiant, c’est quand vous recevez des personnes qui sont vraiment en détresse et que vous arrivez non à les sortir complétement de là mais au moins à améliorer leur sort. Et puis le maire a une troisième fonction, c’est d’être architecte, concepteur ou initiateur de projet. A Vincennes, j’ai été heureux, avec le soutien du conseil municipal, de faire accélérer la rénovation du Château, de rénover des équipements culturels, de créer un nouveau quartier à l’est de la ville, de mettre en place un service médical d’urgence pour les personnes âgées, ou de créer un festival de littérature américaine. C’est sans doute dans la réalisation de projets qu’un maire trouve le plus de satisfactions. Est-ce que cela m’a été utile après ? Oui. Quand j’ai exercé ensuite des fonctions de directeur d’administration centrale ou de directeur de cabinet de ministre, je disais souvent à mes collaborateurs : « Et ce projet, il change quoi pour la vie des gens ? ». Et si la réponse n’était pas convaincante, alors on ne faisait pas ou on faisait autrement !
C’est sans doute dans la réalisation de projets qu’un maire trouve le plus de satisfactions.
Propos recueillis par Christophe ROBERT